GERARD KIKOINE, DU CINEMA ET DE L' AMOUR (partie 1)

Flamboyante, la carrière de Gérard Kikoine l'est sans le moindre doute. Réalisateur, producteur, scénariste et monteur, ce véritable cinéphile a goûté à tous les genres: le fantastique, le X (ou les films d'amour comme il préfère les nommer), le film d'aventure, le cinéma d'auteur (pour Arrabal), l'horreur, l'érotisme, le cinéma historique, le film d'espionnage (pour Boisset et Freda). Bref une vie en 35 mm que Gérard nous a raconté avec passion, générosité et un grand sens de l'humour. Bref, un régal pour qui aime le 7ème art.


Stéphane Roulier: Gérard, vous avez consacré 60 ans au cinéma, mais surtout j'ai l'impression que vous avez toujours baigné dedans...

Gérard Kikoine: Mon père, Léon Kikoine avait une grosse boite de doublage, il avait comme client, par exemple, la RKO. Et j'habitais un quartier à Paris où il y avait une vingtaine de salles de cinéma comme le Gaumont Palace ou l'Artistic. entre la place Clichy et la place du Delta. 

Un jour, au Gaumont Palace, je visionne Le conquérant en 1956, et pendant le générique , je lis "Version Française réalisée par Léon et Max Kikoine (NDLR:son père et son oncle)". Pour moi c'est mon père qui avait fait le film (Rires).
A la fin d'un générique de film... 

J'avais la chance d'avoir un frère, Michel, qui avait 5 ans de plus, qui m'emmenait avec lui au cinéma. On voyait 2 à 3 films par semaine. Beaucoup de productions américaines comme Le pont de la rivière Kwai ou L'homme aux colts d'or. Un film qui m'a marqué jeune, c'est Voyage au centre de la terre avec James Mason.
Voyage au centre de la terre (1959)

Mais aussi des films Français comme Sur le banc avec Raymond Souplex et Jeanne Sourza, Fernand cowboy, La vache et le prisonnier. J'avais adoré Knock avec Louis Jouvet. Et comme mon père ne voulait pas de télé à la maison, à partir de 1954 et ce pendant 10 ans, j'ai du voir un millier de films en salle jusqu'à que je travaille.

En 1964, c'est ça?

J'ai raté brillamment mon bac et à mon retour de grandes vacances, mon père m'a dit " Tu commences la semaine prochaine". C'était en Septembre 64. J'adorais les filles et me marrer, mais comme il fallait bosser et que j'étais fou de cinéma, pourquoi pas?
"Collures" de pellicules 

L'entrée des Laboratoires CTM
 

Mon père m'a emmené avec lui et j'ai débarqué dans un truc énorme, c'était les Laboratoires CTM à Gennevilliers ou il y avait trois auditoriums. Lui, avait son bureau là bas et il s’occupait de quatre salles de montage. Les "collures" de pellicules se faisaient encore avec de l'acétone et ça sentait une odeur particulière. L'endroit respirait le cinéma.

Vous commencez donc comme "assistant monteur son" sur un film du grand Ricardo Freda (Les vampires, L'effroyable secret du Dr Hichcock). Là ce sont Les 2 orphelines...Ca fait un peu titre de film X.

Pas du tout (amusé). C'est Robert de Nesle, le producteur Français qui avait présenté Ricardo Freda à mon père. On a fait celui ci mais aussi Coplan FX 18 casse tout (1965) et Coplan ouvre le feu à Mexico en 1967.

Il m'apprenait des choses "Gérard, si à la fin d'un film les protagonistes racontent ce qu'ils ont fait et pourquoi ils l'ont fait, c'est qu'il y a un problème dans le scénario!"

En 1968, vous collaborez au montage d'un film d'un futur grand réalisateur Français...

Yves Boisset, dont c'était le 1er film comme réalisateur. Auparavant il avait été l'assistant de Freda. Boisset a débarqué avec une nouvelle aventure de Coplan: Coplan sauve sa peau. Il venait toujours avec Bertrand Tavernier, son grand pote, qui avait coécrit le scénario.

Yves Boisset

En 1969, une autre rencontre exceptionnelle avec un "monument"...

Abel Gance, le réalisateur. Énorme! C'était un grand copain d'André Malraux, ministre de la culture du Général de Gaulle. Malraux savait que Gance voulait remonter son Napoléon (1927). Avant de quitter le ministère, il lui a débloquer des fonds.
C'est ensuite passé par Claude Lelouch qui a produit la nouvelle version qui sortira en 71: Bonaparte et la Révolution.

Albert Dieudonné est Napoléon

C'est Max Saldinger, monteur chez mon père, qui s'est occupé du film je l'ai assisté. Le film avait été charcuté par les distributeurs, et Gance voulait le remonter et le sonoriser. On a bossé un an sur cette restauration.

Abel Gance avait le montage en tête ou il laissait part à l'improvisation?

Il improvisait de temps en temps, mais il avait son film en tête. Il avait amené un jour, une bobine de 600 mètres qui était le making off du film de 1927. On voyait son "savoir faire", comment il organisait la polyvision: trois caméras qui tournaient en parallèle. Et des moments amusants: pendant la pause déjeuner, Napoléon qui dansait avec la cuisinière... C'était extraordinaire!

Le Napoléon d'Abel Gance en polyvision

Ça du être pour vous une expérience incroyable?

Oui! Abel Gance, qui venait de fêter ses 80 ans, venait tous les jours. Il avait sa chapka sur la tête, toujours sa clope au bec (des Gitanes maïs) et dans la salle de montage, il enlevait ses souliers et mettaient ses pieds dans une boite à chaussures (Rires). 

Le "grand" Abel Gance

Au départ, il aurait du faire 7 films sur le sujet mais avec la crise de 1929... C'était cher la polyvision. C'est un industriel Allemand Hugo Stinnes qui a financé le film.

C'était un visionnaire! Par exemple, pour la scène de la bataille de boules de neige ou Bonaparte est au lycée, Abel Gance lançait les caméras en l'air. 

Et comment avez vous fait pour le doublage des voix?

Au départ il a eu l'idée de prendre Serge Lama pour doubler Napoléon. Et finalement, après avoir réfléchit, il nous a dit " Je ne peux pas faire ça à mon copain Albert Dieudonné, l'interprète original, il serait trop malheureux". Donc on a appelé le comédien qui avait alors 80 ans (NDLR: pendant le tournage en 1927, il avait 38 ans). 

Sa voix n'avait pas bougé?

Si bien sur, mais c'était tellement émouvant de le voir en même temps sur l'écran et dans le studio pour se doubler. Parmi les autres comédiens de doublage, y'en a qui ont versé leur petite larme et  on voyait Abel Gance jubiler de bonheur.

Après "l'épisode Gance", il y a une collaboration avec Fernando Arrabal, un sacré personnage parait il? 


Avec le film Viva la muerte. C'était effectivement un personnage incroyable. Si au montage y'avait un plan qui cassait, il criait "Coupe le, coupe le là!"

Joel Seria, avec qui j'ai bossé aussi aussi, me disait "L'important dans un film, c'est le timing". 

Ce sont des paroles qui vous ont servi pour plus tard?

Oui, bien sur. Ainsi que les films expressionnistes Allemands: Metropolis, Le cabinet du Dr Caligari, M le maudit. Et aussi le cinéaste Russe Dziga Vertov, l'homme à la caméra. On pouvait changer la grammaire, faire évoluer les choses, sans prétention.

Après Arrabal, vous enchaînez avec toute une série de films d'un autre réalisateur Espagnol culte, c'est Jess Franco...

C'est simple, je ne l'ai jamais vu (Rires). Quand mon père arrête, on s'est partagé le matériel avec mon frère. Moi, j'ai pris 2 salles de montage. J'ai gardé la sonothèque avec plus de 2000 sons. Et j'ai continué sur ses traces. J'ai bossé sur L'humeur vagabonde de Luntz, sur une production Hammer: Dr Jekyll et... sister Hyde de Peter Sasdy, sur Les Charnelles de Claude Mulot... Pour Jess Franco, le seul comédien qui est venu se doubler, c'est Howard Vernon pour Les démons. Mais on en a fait quelques uns de lui: La comtesse perverse, Un capitaine de quinze ans, Maciste contre la reine des Amazones.

A la fin comme Franco improvisait et qu'on  recevait seulement 5 ou 6 pages, on ne savait plus ce qui se racontait dans l'histoire, ni si certaines scènes étaient des flashback ou pas, alors on a fini par improviser. Y'a un personnage, avec le doubleur, on en a fait un homo. Dans les comédiens de doublage, j'avais des vrais acteurs comme Philippe Ogouz ou Gérard Hernandez un déconneur fini. On se marrait bien.

Pour revenir à Jesus Franco; il pouvait tourner deux films simultanément pour deux producteurs différents.  Pour un premier long métrage, il filmait un train qui partait, et ensuite pour un second film, il mettait la caméra de l'autre côté pour faire un train qui arrivait.

Jesus "Jess" Franco

C'était ingénieux!

Oui, c'était un grand, il s'est éclaté. Et c'est grâce à lui que j'ai découvert les films érotiques, car au fil des ans, ses productions le devenaient de plus en plus. Ça a été une initiation aux films de sexe... 

Justement comment vous êtes passé à la réalisation de films érotiques?

Jusqu'en 73, j'ai continué mon activité de post synchronisation et de doublage.. Et à force de bosser sur les films de Franco ou d'Alain Payet (j'en ai monté quelques uns aussi), je me suis dit "Je vais en faire un aussi". J'avais un copain qui était photographe et un autre qui avait monté une boite dans l’événementiel. Je leur ai parlé de mon projet de faire un film érotique. Et on connaissait bien Richard Suzucki ,le chef opérateur d' Emmanuelle qui triomphait dans les salles. On a trouvé un financier, qui était dans l'industrie pharmaceutique, qui nous a amené 500 000 francs (80000 euros). Et voilà comment est né L'amour à la bouche (fait sous le nom de code La troisième dimension). On a préparé le film fin 73 et le tournage a commencé en Janvier 74. On s'est débrouillé comme on a pu. A l'époque, j'avais  28 ans,je n'avais jamais vu une caméra. Le père d'une copine à nous Marie Catherine Dupuy nous a prêté son très beau château à Chardenoux. Il a eu de la chance de le retrouver en bon état car on a fait venir 40 personnes pour le tournage. Le soir, y'avait un de ces bordel! Une fois, ils ont mis 5 poules dans ma chambres, elles ont chié de partout (Rires).  Mais au bout du compte on a rien cassé.Et y'avait un type, marchand aux puces, qui possédait un avion. Avec lui comme pilote plus un cameraman, ils ont tourné le plan de situation du château. On a bossé 24/24 h, même le weekend. Et le chef electro et le chef machino, plutôt que de nous prendre pour des ringardos, ils nous ont appris beaucoup de choses.

Comment s'est passée la sortie du film?

On est parti à Cannes, et le film est sorti mais il n'a pas marché comme il fallait, en plus on s'est fait avoir par un type qui voulait l'acheter pour le monde entier, mais qui nous planté au dernier moment. Bref, j'ai du retourner bosser dans la post synchro. Par l’intermédiaire d'une excellente comédienne de doublage Martine Messager, j'ai ensuite rencontré son mari Claude Mulot et il me fait sonoriser son film Les Charnelles. Et il m'a parlé d'un autre film Le sexe qui parle qui était un peu une réponse à Gorges Profondes, et j'ai commencer à le monter. Et s'en est suivi d'autres films X pour lui.

Gérard Kikoine dans les années 70

Et vous votre premier film Hard, c'est quand?

 En 1977: Parties fines, indécences 1930. Quelques scènes du film (chez la Baronne) ont été tourné dans l’appartement de Jacques Seguela. Je ne connaissais aucun acteur dans le milieu, j 'ai obtenu leur téléphone et je les ai appelé. J'ai même fait passé un casting à Brigitte Lahaie et Alban Ceray sur une scène de Romeo et Juliette de Shakespeare (Rires).

Alban Ceray et Brigitte Lahaie

(Rires) Ah oui, on s'éloignait un peu du truc là... Mais je crois que dans vos films X ce ne sont pas eux qui se doublaient?

Non y'a aucun comédien de X, dans mes films, qui se doublaient. Par exemple Jean Pierre Armand, c'est moi qui faisais sa voix: "Oh putaing con!" (NDLR avec l'accent Marseillais). En fait, on tournait à "l'italienne" (sans son témoin), ensuite on faisait les voix et les bruitages en studio, tout en post synchro! D'une part parce que les acteurs étaient toujours entrain de tourner et de l'autre, on pouvait améliorer les performances en studio avec des vrais comédiens de doublage. Mais c'était interdit, car en France, le comédien, à l'écran, devait se doubler lui même. Un jour, y'a Murat du Syndicat Français des Acteurs (le SFA) qui a débarqué en hurlant  "Arrêtez tout, vous êtes entrain de doubler des comédiens par d'autres comédiens, c'est interdit! y'a que les cascadeurs qui peuvent faire doubler leurs voix par des comédiens!". Et je ne sais plus lequel de mes assistants a répondu, du tac au tac, en parlant des acteurs X à l'image " Mais ce sont des cascadeurs!" (Rires)

Dans le film Dans la chaleur de St Tropez avec Marilyn Jess et Alban Ceray, il y a des scènes tournées en ville, comment avez eu les autorisations?

Fallait celles de la mairie... donc on a truqué carrément. On avait une "continuité" qu'on leur procurait mais qui n'avait pas grand chose à voir avec ce qui pouvait se passer dans le film. (Rires) 

Gérard Kikoine et Maryline Jess

Ce film, ça a été un sacré tournage. Par l'intermédiaire d'un régisseur, on avait trouvé un marin qui s'occupait d'un yacht qui appartenait à des Anglais, mais ils n'étaient jamais là. Le marin nous dit "Je vous le prête mais je veux assister à une scène". Pas de problème! Le yacht dans le film, il m'a pas coûté un rond! 

Les deux "bateaux cigarettes", c'est la même chose. Le gars nous dit "Je vous les prête mais je veux avoir Marylin Jess à côté de moi pendant le tournage". Donc au lieu d'avoir un seul bateau cigarette, il s'est ramené avec deux. Et un bateau comme ça, entre la location et le carburant, ça valait une fortune!

Dans la chaleur de St Tropez, les bateaux cigarette

Vous bossiez toujours la même équipe pendant les tournages?

Ah oui, j'étais très fidèle! Par exemple,j'ai eu pendant des années comme chef opérateur Jean Jacques Renont. Mais j'ai du changé quand il est tombé malade et j'ai pris Gérard Loubeau. Que j'ai d'ailleurs emmené sur mes films traditionnels. Et j'avais les mêmes assistants... Pitof par exemple...

Gérard Kikoine sur un tournage

Pitof le réalisateur de Vidocq et Catwoman?

Tout à fait. Je l'ai connu, il avait 18 ans. C'est son père qui avait financé L'amour à la bouche. Pitof, il a démarré comme monteur stagiaire. Mais il était balèze, sérieux... La vieille d'un tournage, il contrôlait tout. L'équipe, d'ailleurs, l'appelait "Monsieur plus". On travaillait 12 heures par jour, même si ils étaient payés au "tarif télévision". Et les acteurs s'éclataient, certains voulaient tourner "à l’œil". Et puis on m'avait dit "Pas de grande bouffe, pas de bons films!". Alors à la pause de midi, je ne leur filais pas des sandwichs! (Rires). J'avais une super équipe.

Vos films X, c'est plus de 4 millions d'entrées et dans de vraies salles de cinéma!

Au cumul oui. On montait les films en version soft pour la commission de censure et après j'allais remettre les vraies copies à des distributeurs de province. Ça c'était sous Giscard, avec sa loi financière du  Classement X votée en  1975. On a du bidouillé. Francis Mestin? me disait "Gérard en 79, on a fait plus d'entrée que la Gaumont!" En 1981, ils ont demandé à Christine Gouze Renal d'intervenir auprès de son beau frère François Mitterand

La femme de Roger Hanin...

Oui, voilà. Lors d'un dîner, elle a parlé au président "Les producteurs et distributeurs de X sont obligés de bidouiller, ils ne s'en sortent pas". Après ça Mitterand a appelé Jack Lang pour qu'il s'en occupe. Faut pas oublier que c’était aussi une industrie, les films X ça faisait marcher les laboratoires Kodak ou Fuji.

Toute une économie grâce à ça... Depuis ce temps là, Gérard vos films X ont acquis une certaine renommée. Ils ont été projeté à la Cinémathèque, au Centre Pompidou. Vous êtes invités pour en parler à la radio... Ne trouvez vous pas que cette reconnaissance arrive un peu tard? Parce qu'en France y'a plus de gens qui ont vu un de vos films qu'un Bergman ou qu'un Jean Vigo...

(Rires). Effectivement, à l époque ces films étaient très mal vus. Et grâce à l'avènement de la vidéo, du DVD puis d'internet, ça s'est officialisé.

Sur le tournage de Parties fines, indécences 1930

On avait aussi le sentiment qu'ils étaient tourné entre potes dans la bonne humeur.Très loin du X moderne et ses côtés glauque et malsain..

Oui. Et j'ai toujours appelé ça "des films d'amour'. Parce qu'on tournait en équipe, on se connaissait bien, on s'aimait. Et on faisait du cinéma, on tournait en 35 mm. Dés fois on se disait  " Tiens on va faire un plan à la Orson Welles". Sans prétention. Mais on aimait le cinéma. Des gens m'ont dit "Vos films sont superbes".

Quel est le film de cet époque que vous avez préféré tourner? Qui vous a laissé le meilleur souvenir?

Difficile de choisir parmi ses enfants. L'amour à la bouche, Parties fines, indécences 1930. J'aime beaucoup l'humour de Greta, Monica et Suzel qui se passe dans un bus Anglais. Mais je n'oublie pas Bourgeoises et putes.



FIN DE LA 1ERE PARTIE (A SUIVRE)

Commentaires

  1. Dans le titre du film de Freda, j'ai toujours vu Hichcock ( et non HiTchcock) et l'avant dernère photo proviendrait plutôt du plateau d'Indécences 1930

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